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Comme une dame

 

 

— Ganderlay, annonça Témigast quand il entra dans la pièce où se trouvaient Priscilla et Féringal, qui se tournèrent vers lui sans comprendre. La femme que vous avez vue, seigneur Féringal. Son nom de famille est Ganderlay.

— Je n’ai jamais entendu parler de Ganderlay à Auckney, fit remarquer Priscilla.

— Peu de familles du village vous sont connues, ma chère dame, expliqua Témigast sur un ton quelque peu sec. Cette femme est bien une Ganderlay. Elle vit avec sa famille sur le versant sud du mont Maerlon.

Il s’agissait là d’une zone assez peuplée d’Auckney, située à quelque trois kilomètres du château, sur une pente montagneuse aménagée orientée vers le port.

— Une fille, rectifia avec condescendance Priscilla. Elle n’a rien d’une femme.

Féringal ne parut pas entendre cette remarque, tant la nouvelle apportée par l’intendant l’enthousiasmait.

— En êtes-vous certain ? lui demanda-t-il, bondissant de son siège et s’avançant d’un pas décidé vers le vieil homme. Est-ce possible ?

— Cette fi… cette jeune femme a emprunté le même chemin que votre carrosse, au même moment, confirma Témigast. Elle correspond à la description fournie par plusieurs personnes qui la connaissent et qui l’ont vue sur cette route à cet instant de la journée. Elles ont toutes évoqué ses longs cheveux noirs, ce dont vous m’avez également parlé, seigneur. Je suis certain que nous avons affaire à la fille aînée d’un certain Dohni Ganderlay.

— Je vais la rejoindre ! s’exclama Féringal, qui se mit à faire les cent pas en se tapotant les dents d’un doigt, comme s’il se demandait où aller ou que faire. Je vais faire apprêter le carrosse !

— Ce serait tout à fait malvenu, seigneur Féringal, intervint Témigast, d’une voix calme mais où perçait un ton impératif qui parut calmer l’impatient jeune homme.

— Pourquoi ? s’étonna-t-il, les yeux grands ouverts.

— Parce que c’est une paysanne qui ne mérite pas que l’on…, commença Priscilla, dont la voix s’éteignit rapidement, tant il était évident que personne ne l’écoutait.

— On ne rend pas visite à une dame digne de ce nom sans s’être fait annoncer, expliqua Témigast. Un tel événement doit être préparé par votre intendant et son père.

— Mais je suis le seigneur d’Auckney ! protesta Féringal. Je peux…

— Vous pouvez agir comme bon vous semble si vous désirez en faire votre jouet, l’interrompit aussitôt l’intendant, ce qui fit froncer les sourcils à Féringal comme à Priscilla. Cependant, si vous souhaitez en faire votre femme, alors il vous faut procéder de façon convenable. Il existe des coutumes, que nous sommes tous censés respecter, seigneur Féringal. Aller à l’encontre de l’étiquette dans ce domaine pourrait s’avérer catastrophique, je vous l’assure.

— Je ne comprends pas.

— Non, bien entendu, mais c’est heureusement mon cas. Je m’en charge pour nous tous. À présent allez vous laver. Si la charmante Ganderlay se trouvait sous votre vent, elle s’enfuirait en courant.

Sur ces mots, il retourna le seigneur Féringal vers la porte et le poussa vigoureusement de façon à le faire partir.

— Vous m’avez trahie ! se lamenta Priscilla quand son frère eut disparu. (Témigast ne répondit à cette ridicule déclamation que par un ricanement.) Je ne tolérerai pas la présence de cette fille dans ce château !

— N’avez-vous pas encore compris que ce n’est qu’en commettant un meurtre que vous empêcheriez cela ? répondit Témigast, on ne peut plus sérieux. Je parle du meurtre de votre frère, bien sûr. Tuer cette fille ne ferait qu’abattre sur vous la fureur de Féringal.

— Vous l’avez pourtant aidé dans ce stupide projet !

— Je me suis contenté de lui fournir les renseignements qu’il aurait lui-même découverts en interrogeant le premier paysan venu, parmi lesquels les trois domestiques qui travaillent ici, dont l’une était avec vous hier dans le carrosse.

— Encore faudrait-il que cet idiot les remarque !

— Il aurait fini par apprendre le nom de cette fille, insista Témigast. Il nous aurait alors certainement mis dans l’embarras en essayant de la séduire de façon peu élégante. (L’intendant gloussa et s’approcha de Priscilla, qu’il réconforta d’une main sur l’épaule.) Je comprends vos inquiétudes, ma chère Priscilla, et je ne les désapprouve pas totalement. J’aurais moi aussi préféré voir votre frère tomber amoureux d’une fille de riche marchand étranger plutôt que d’une paysanne d’Auckney – ou encore qu’il oublie complètement le concept d’amour et se laisse aller à ses envies de débauche quand bon lui semble sans prendre femme. Peut-être en arrivera-t-il à ce point.

— C’est peu probable, maintenant que vous l’avez tant aidé, rétorqua sèchement Priscilla.

— Je n’en suis pas certain, dit Témigast avec un grand sourire et un air de conspirateur qui intrigua Priscilla. Je n’ai fait que consolider la confiance que me porte votre frère, à moi ainsi qu’à mes jugements. Peut-être s’accrochera-t-il à cette obsession d’aimer cette fille, voire même de l’épouser, mais je ne cesserai pas un instant de le surveiller, je vous le promets. Je ne le laisserai pas couvrir la famille Auck de honte, pas plus que je ne permettrai à cette fille et les siens de nous prendre ce qui ne leur revient pas. Soyez certaine qu’il nous est impossible de briser sa volonté dans cette affaire ; votre indignation ne fera que renforcer sa résolution.

Priscilla poussa un grognement dubitatif.

— Ne percevez-vous pas sa colère quand vous le réprimandez à ce sujet ? poursuivit Témigast, alors que ses mots la faisaient grimacer. Si nous nous éloignons de votre frère, je vous avertis que l’emprise de cette Ganderlay n’en sera que renforcée.

Priscilla ne ricana pas, cette fois. Elle ne secoua pas non plus la tête et ne montra aucun signe de désaccord, se limitant à poser un long regard appuyé sur Témigast. Celui-ci déposa un baiser sur sa joue et s’en alla, estimant qu’il lui fallait sans plus attendre convoquer le cocher du château et s’atteler à ses devoirs d’émissaire du seigneur Féringal.

 

* * *

 

Tout comme les autres ouvriers, humains et gnomes, Jaka Sculi leva la tête du champ quand le carrosse richement décoré s’engagea sur le chemin poussiéreux puis s’immobilisa devant la maisonnette de Dohni Ganderlay. Jaka plissa légèrement les yeux quand un homme d’un âge avancé sortit du coche et se dirigea vers la porte d’entrée. Prenant soudain conscience que ses collègues étaient peut-être en train de l’observer, il reprit son habituel air dégagé. Il était Jaka Sculi, après tout, celui dont rêvaient toutes les jeunes filles d’Auckney, en particulier celle qui habitait dans la maison devant laquelle le carrosse du seigneur s’était arrêté. Songer que la splendide Méralda éprouve du désir à son encontre n’était pas anodin pour le jeune homme – même si, bien entendu, il ne comptait pas laisser quiconque imaginer qu’il s’en souciait.

— Dohni ! s’écria un autre ouvrier, un petit gnome difforme pourvu d’un long nez pointu. Tu as des invités, Dohni Ganderlay !

— Ou alors ils ont enfin compris que t’étais une crapule ! lança un autre, ce qui les fit tous éclater de rire.

Tous, sauf Jaka, évidemment. Jaka ne riait pas devant les autres.

Dohni Ganderlay fit son apparition sur le talus qui bordait le champ de tourbe et consulta du regard ceux qui l’avaient hélé, en attente d’une explication. Les gnomes se contentèrent de désigner sa maison du menton. Quand il aperçut le coche, Dohni s’élança.

Jaka Sculi le regarda courir jusqu’à ce qu’il arrive chez lui.

— T’as l’intention de te mettre à travailler un jour, gamin ? dit une voix derrière lui.

Jaka se retourna et vit un vieillard édenté, qui lui ébouriffa les cheveux. Il secoua la tête, dégoûté par la tourbe noire qui maculait les doigts du vieil ouvrier. Il se frotta ensuite vigoureusement le crâne, puis freina d’une tape la main du vieillard quand il fit mine de renouveler son geste.

— Hi hi hi…, gloussa ce dernier. On dirait que ta petite amie a un prétendant.

— Et un vieux, en plus, ajouta un autre, jouant le jeu, motivé à l’idée de s’amuser aux dépens de Jaka.

— Je suis en train de me dire que je l’essaierais bien moi aussi, cette petite, enchaîna le pauvre bougre qui s’était approché de Jaka.

Cette remarque irrita le jeune homme, ce qui mena seulement à faire rire davantage le vieillard, ravi d’avoir provoqué une réaction de la part du garçon.

Jaka détourna lentement la tête et prit le temps d’observer le champ et les ouvriers, ainsi que les quelques habitations disséminées sur le flanc de la montagne, le château d’Auck, dans le lointain, et les froides et sombres eaux, encore au-delà. Il était précisément arrivé en cet endroit désolé par l’océan, en compagnie de sa mère et de son oncle, seulement quatre ans auparavant. Il ignorait les raisons qui les avaient poussés à venir s’installer à Auckney – sa vie à Luskan l’avait toujours contenté –, mais il se doutait que cela devait être lié à son père, qui avait pour habitude de battre sa mère sans pitié. Il lui semblait qu’ils fuyaient soit cet homme, soit un bourreau quelconque. Cette façon de réagir était apparemment habituelle pour la famille Sculi, qui avait déjà dû s’enfuir, alors que Jaka n’était qu’un enfant, et quitter leur domaine ancestral des Royaumes de la Lame pour se réfugier à Luskan. Il était clair que son père, un tyran que Jaka connaissait à peine, les recherchait, dans l’intention de tuer sa mère et son frère pour les punir d’avoir fui. Peut-être était-il déjà mort, baignant dans son sang, assassiné par Rempini, l’oncle de Jaka.

Cela importait de toute façon peu pour Jaka, qui ne retenait que le fait qu’il vivait ici, dans cet affreux fief venté, glacial et aride. Jusqu’à récemment, le seul bon côté qu’il y avait trouvé était l’éternelle mélancolie de cet endroit, qui incitait sa nature poétique à s’exprimer. Néanmoins, même s’il se plaisait à s’imaginer comme un héros romantique, Jaka avait désormais dix-sept ans et avait à de nombreuses reprises envisagé de se joindre aux rares marchands de passage, en route pour un monde sauvage ou sur le chemin du retour vers Luskan ou, mieux encore, à destination de la puissante Eauprofonde, où il comptait, d’une façon ou d’une autre, faire fortune un jour et peut-être ensuite regagner les Royaumes de la Lame.

Ces projets avaient toutefois été mis en suspens quand un autre aspect positif d’Auckney s’était révélé au jeune homme. Jaka ne pouvait nier l’attirance qu’il éprouvait pour une certaine jeune Ganderlay.

Bien sûr, il lui était impossible d’avouer cela, pas davantage à cette jeune fille qu’à quiconque, pas avant d’avoir acquis la certitude qu’elle s’offrirait à lui sans réserves.

 

* * *

 

Alors qu’il se pressait, à hauteur du carrosse, Dohni Ganderlay reconnut le cocher, un gnome à la barbe grise nommé Liam Portenbois, qui lui adressa un sourire en hochant la tête. Ce geste soulagea grandement Dohni, qui conserva toutefois son allure rapide jusqu’à sa porte. Il découvrit alors, assis à la petite table de la cuisine, l’intendant du château d’Auck, en face de qui se tenait Biaste, la femme de Dohni, qui, bien que mal portante, était rayonnante, vision dont le fermier n’avait pas été témoin depuis très, très longtemps.

— Maître Ganderlay, dit poliment le nouvel arrivant. Je me nomme Témigast et je suis l’intendant du château d’Auck et émissaire du seigneur Féringal.

— Je le sais, répondit avec méfiance Dohni.

Sans quitter le vieil homme du regard, le fermier contourna la table et, sans profiter de l’une des deux autres chaises, vint se placer derrière sa femme, les mains sur les épaules de cette dernière.

— J’étais en train d’expliquer à votre femme que mon seigneur, qui est également le vôtre, réclame la présence de votre fille aînée au château ce soir, pour le dîner, dit l’intendant.

Cette stupéfiante nouvelle frappa Dohni aussi violemment qu’un coup de massue, cependant il conserva son équilibre et un air neutre, encaissant comme il le pouvait cette surprise, puis, s’aventurant au-delà des mots, il plongea le regard dans les yeux, vieux et gris, de Témigast.

— Bien entendu, je dispose dans le carrosse de vêtements convenables destinés à mademoiselle Méralda, si vous êtes d’accord, poursuivit Témigast avec un sourire réconfortant.

Le fier Dohni Ganderlay voyait plus loin que cette façade avenante et ce ton poli et respectueux, dans lequel il discernait la condescendance et de l’assurance. Cet homme était de toute évidence convaincu que ce couple de paysans crasseux n’aurait d’autre choix que d’accepter. Le seigneur d’Auckney avait lancé une convocation et les Ganderlay y répondraient avec empressement, voire impatience.

— Où est Méralda ? demanda le fermier à sa femme.

— Elle est partie faire quelques achats avec Tori, répondit la paysanne, dont le tremblement dans la voix n’échappa pas à son mari. Quelques œufs pour le dîner.

— Méralda a la possibilité de profiter d’un festin ce soir, et peut-être beaucoup d’autres soirs encore, fit observer Témigast.

Dohni nota encore ce mépris, qui ne lui rappelait que trop son rang, le sort de ses enfants, de ses amis et leurs enfants.

— Alors, viendra-t-elle ? demanda Témigast, après un long silence gênant.

— C’est à elle d’en décider, répondit Dohni Ganderlay, plus sèchement qu’il en avait eu l’intention.

— Ah…, lâcha l’intendant, qui hocha la tête et sourit, toujours ce sourire, puis se leva, tout en faisant signe à Biaste de rester assise. Bien sûr, bien sûr, mais venez chercher la robe, maître Ganderlay. Il serait plus pratique qu’elle reste ici si vous décidiez de nous envoyer la jeune demoiselle.

— Et si elle ne veut pas répondre à cette invitation ?

Témigast leva un sourcil, comme pour souligner qu’une telle hypothèse était absurde.

— Dans ce cas, mon cocher viendrait reprendre la robe demain, dit-il.

Dohni baissa les yeux sur sa femme malade et s’attarda sur l’expression plaintive qui alourdissait ses traits trop délicats.

— Maître Ganderlay ? reprit Témigast, alors qu’il se dirigeait vers la porte.

Dohni donna une petite tape sur les épaules de Biaste avant de raccompagner l’intendant jusqu’au carrosse. Le gnome qui faisait office de cocher les attendait, la robe dans les bras, qu’il maintenait levés afin d’empêcher le fragile tissu de traîner sur la route poussiéreuse.

— Vous seriez bien inspiré de convaincre votre fille d’accepter, conseilla Témigast quand il tendit le vêtement au fermier, ce qui ne fit que crisper davantage le visage de ce dernier. Passer l’hiver qui approche dans une maison si exposée aux courants d’air nuira à votre femme malade.

— Comme si nous avions le choix, répondit Dohni.

— Le seigneur Féringal est très puissant, expliqua Témigast. Il lui est facile de se procurer des herbes surprenantes, des lits chauds et des prêtres efficaces. Il serait dommage que votre femme souffre si cela peut être évité. (Il tapota la robe.) Nous dînerons juste après le coucher du soleil. Le carrosse repassera ici au crépuscule.

Sur ces mots, Témigast grimpa dans le coche et en referma la portière. Le gnome ne perdit pas un instant et fouetta les chevaux, qui s’élancèrent aussitôt.

La robe dans les bras, Dohni Ganderlay resta un long moment dans le nuage de poussière provoqué par le départ du carrosse, à scruter le chemin déserté. Il avait envie de hurler que, si le seigneur Féringal avait été un homme si bon et soucieux de ses sujets, il aurait de lui-même cherché à mettre ses moyens au service du bien-être des habitants. Des gens comme Biaste Ganderlay auraient dû être en mesure d’obtenir l’aide nécessaire sans avoir à vendre leurs filles. Témigast venait de lui proposer de vendre sa fille pour le bien de la famille, ni plus ni moins ! Vendre sa fille !

Cependant, malgré sa fierté, Dohni Ganderlay ne pouvait écarter l’occasion qui s’offrait à lui.

 

* * *

 

— C’était le carrosse du seigneur, insista Jaka Sculi, s’adressant à Méralda, qu’il avait interceptée sur le chemin du retour, un peu plus tard ce jour-là. À la porte de ta propre maison !

Il s’exprimait avec un accent peu ordinaire, accentué par de nombreux soupirs et pauses dramatiques.

Voyant sa sœur Tori se mettre à rire, Méralda lui donna une tape sur l’épaule et lui intima de continuer à avancer.

— Mais je veux connaître la suite ! pleurnicha la cadette.

— Tu connaîtras surtout le goût de la poussière, si tu insistes, lui promit Méralda.

Sur le point de se jeter sur sa sœur, elle se calma aussitôt, se rappelant qu’elles n’étaient pas seules. Elle se tourna vers Jaka, un doux sourire sur le visage, sans pour autant cesser de surveiller Tori du coin de l’œil.

Celle-ci partit en sautillant sur le chemin.

— J’aurais bien voulu te voir l’embrasser ! glapit-elle avec malice avant de se mettre à courir.

— Es-tu certain de cette histoire de carrosse ? demanda Méralda à Jaka, essayant de son mieux de faire oublier les remarques embarrassantes de sa jeune sœur. (Le jeune homme se contenta de soupirer en prenant un air théâtral.) Que peut bien vouloir le seigneur Féringal à mes parents ?

Les mains dans les poches, Jaka pencha la tête sur le côté et haussa les épaules.

— Bon, je dois y aller, dit Méralda, qu’il bloqua en avançant d’un pas. Que fais-tu ?

Jaka la contempla de ses yeux bleu clair et se passa la main dans sa tignasse brune, le visage tourné vers elle.

Le nœud qui se forma dans sa gorge donna à Méralda la sensation d’étouffer, tandis qu’elle crut que son cœur allait sortir de sa poitrine, tant il s’était mis à battre.

— Que fais-tu ? s’enquit-elle encore, d’une voix nettement plus basse et sans réelle conviction.

Quand Jaka s’approcha d’elle, Méralda se remémora le conseil qu’elle avait donné à sa sœur, à propos du fait de faire attendre les garçons, et se dit qu’elle ne devait pas céder, pas encore. Elle se répéta cela avec insistance, sans toutefois s’écarter. Il s’approcha encore et, alors qu’elle sentait la chaleur de son souffle, elle avança à son tour. Les lèvres de Jaka frôlèrent à peine les siennes, puis il recula, comme soudain pris d’un accès de timidité.

— Que fais-tu donc… ? répéta Méralda, cette fois avec une excitation évidente.

Jaka poussa un soupir et elle avança encore, réclamant un baiser, le corps agité de tremblements, comme pour lui dire, pour le supplier de l’embrasser. Il s’exécuta, un long, un doux baiser, puis il s’écarta.

— Je t’attendrai après le dîner, lui dit-il avant de faire demi-tour et partir d’un pas nonchalant.

Méralda eut toutes les peines du monde à reprendre son souffle, tant ce baiser avait été fidèle – et même davantage – à ce qu’elle avait imaginé. Le ventre submergé par une vague de chaleur, elle sentait faiblir ses genoux, agités de picotements. Peu importait si Jaka, après une seule brève hésitation, s’était précisément comporté vis-à-vis d’elle comme elle avait dit à Tori qu’une femme devait le faire face à un homme. Méralda n’y songeait même pas en cet instant, tant elle était enchantée par la réalité de ce qui venait de se produire et par la promesse de ce qui viendrait ensuite.

Elle se mit en route, suivant le chemin pris par Tori un peu plus tôt, s’autorisant de petits bonds, d’une joie typique de fillette, comme si le baiser de Jaka avait brisé le calme et la dignité qui allaient de pair avec le fait de devenir une femme.

Tout sourires quand elle entra dans la maison, Méralda écarquilla les yeux quand elle vit sa mère, pourtant mal portante, debout près de la table et plus heureuse que jamais au cours des dernières semaines. Biaste tenait dans les bras une somptueuse robe, d’un riche vert émeraude et dont les coutures étaient ornées de gemmes étincelantes.

— Tu seras la plus belle fille jamais vue à Auckney quand tu auras enfilé cette robe ! lui dit sa mère, à côté de qui Tori ne cessait de glousser.

Méralda, ébahie, contempla la robe, puis se tourna vers son père, dans un coin de la pièce et qui souriait lui aussi, même s’il semblait plus tendu que sa femme.

— Mais maman, ce n’est pas dans nos moyens ! s’étonna-t-elle, bien que ravie par cette robe.

Elle avança et passa la main sur le doux tissu, songeant à quel point Jaka apprécierait de la voir ainsi vêtue.

— C’est un cadeau qui ne nous coûte rien ! expliqua Biaste, ce qui fit davantage rire Tori.

Étonnée, Méralda se tourna vers son père, dans l’attente d’une explication, mais, de façon surprenante, celui-ci regarda ailleurs.

— Que se passe-t-il, maman ? demanda-t-elle.

— Tu as un prétendant, ma fille ! s’exclama joyeusement Biaste, qui reposa la robe afin d’étreindre sa fille. Un seigneur en personne cherche à te faire la cour !

Toujours prévenante envers sa mère, notamment depuis qu’elle était malade, Méralda fut soulagée que Biaste ait posé la tête sur son épaule et ne remarque pas l’expression stupéfaite et peu réjouie qui lui vint en apprenant cette nouvelle. Tori s’en rendit compte mais la fillette se contenta de mimer des baisers en regardant sa sœur. Méralda considéra son père, qui la regardait de nouveau, cette fois en hochant la tête avec gravité.

— Oh ! Ma petite fille ! dit Biaste en s’écartant. Tu es devenue si belle que tu as touché le cœur du seigneur Féringal !

Le seigneur Féringal. Méralda en eut le souffle coupé, et ce ne fut pas de joie. Elle connaissait à peine le seigneur du château d’Auck, bien que l’ayant aperçu de loin en de nombreuses occasions, généralement occupé à se ronger les ongles, l’air ennuyé lors de quelque cérémonie officielle au village.

— Il a un faible pour toi, ma fille, poursuivit Biaste. C’est sérieux, d’après son intendant. (Méralda parvint à sourire, par égard pour sa mère.) Ils vont bientôt venir te chercher, alors va vite te laver, et ensuite… (Elle s’interrompit, une main sur la bouche.) Nous te ferons enfiler cette robe et les hommes qui te verront tomberont à tes pieds !

Avec des gestes précis, Méralda s’empara de la robe et se dirigea vers sa chambre, Tori sur ses talons. Elle avait l’impression d’être plongée dans un mauvais rêve, tandis que son père la croisait pour rejoindre sa mère. Elle les entendit se lancer dans une conversation, dont les mots lui parurent embrouillés, à l’exception d’une exclamation, qu’elle ne put manquer :

— Un seigneur pour ma fille !

 

* * *

 

Auckney n’était pas une bourgade très étendue et, si ses maisons n’étaient pas entassées les unes sur les autres, ses habitants ne rencontraient aucune difficulté pour se héler depuis leurs demeures respectives. La rumeur concernant l’accord conclu entre le seigneur Féringal et Méralda Ganderlay ne mit pas longtemps à se propager.

Jaka Sculi apprit la vérité au sujet de la visite de l’intendant du seigneur Féringal avant d’avoir achevé son dîner, ce soir-là, avant même que le soleil ait atteint l’horizon ouest.

— Dire qu’un homme de son rang va s’abaisser à se lier à une paysanne, lâcha la mère de Jaka, qui ne relevait jamais que le mauvais côté des choses, la voix chargée de l’épais accent rural apporté de leur patrie des Royaumes de la Lame, depuis longtemps perdue. Ah ! Le monde entier finira par s’effondrer !

— Mauvaise nouvelle, convint l’oncle de Jaka, un homme grisonnant qui semblait lassé de ce monde.

Jaka estimait lui aussi qu’il s’agissait là d’un terrible coup du sort, bien que pour une raison totalement différente. Il était en tout cas convaincu que sa colère était due à autre chose car il n’était pas certain de comprendre pour quelles raisons sa mère et son oncle semblaient si déçus par cette nouvelle. L’expression qu’il arborait trahissait d’ailleurs sa perplexité.

— À chacun son rang, lui expliqua son oncle. Les limites sont claires, personne ne doit les franchir.

— Le seigneur Féringal va déshonorer sa famille, ajouta sa mère.

— Méralda est une femme magnifique, protesta Jaka, incapable de retenir ses mots.

— C’est une paysanne, comme nous tous, lui répondit aussitôt sa mère. Nous sommes à notre place et le seigneur Féringal à la sienne. Bien sûr, les gens se réjouiront de la nouvelle, c’est certain, et reporteront leurs propres espoirs sur ce coup de chance de Méralda, seulement ils ignorent la vérité.

— Quelle vérité ?

— Il la maltraitera, prédit sa mère. Puis il passera pour un idiot et sa femme pour une coureuse.

— Et en fin de compte, elle finira brisée ou même morte, tandis que le seigneur Féringal aura perdu l’estime de ses pairs, ajouta son oncle. Mauvaise nouvelle…

— Pourquoi pensez-vous qu’elle en mourra ? demanda le jeune homme, qui luttait de son mieux pour ne pas paraître désespéré.

Sa mère et son oncle ne lui répondirent qu’en riant, ce que Jaka ne comprit que trop bien. Féringal était le seigneur d’Auckney ; comment Méralda pouvait-elle se refuser à lui ?

C’en était trop pour le pauvre et sensible Jaka, qui abattit violemment le poing sur la table et repoussa sa chaise en arrière. Après s’être levé d’un bond, il jeta un regard noir à sa mère et son oncle, qui n’avaient rien vu venir. Puis il sortit de la maison en claquant la porte derrière lui.

Il se mit à courir sans même s’en rendre compte, l’esprit embrouillé. Il ne tarda pas à atteindre un point surélevé, un amas de pierres qui se dressait juste au-dessus du champ dans lequel il avait travaillé le jour même, un endroit qui lui offrait une vue splendide sur le coucher du soleil et sur la maison de Méralda. Plus loin, vers le sud-ouest, il aperçut le château et imagina le somptueux carrosse lancé sur la route qui y menait, Méralda installée à l’intérieur.

Jaka avait la sensation d’avoir la poitrine écrasée par un poids insupportable, comme si les limites imposées par sa misérable existence étaient soudain devenues des barrières bien réelles, qui se refermaient de plus en plus. Au cours des dernières années, Jaka avait produit des efforts considérables afin de devenir quelqu’un, d’adopter la bonne allure et la bonne attitude, de façon à faire chavirer le cœur de n’importe quelle jeune fille. Et voilà qu’intervenait cet idiot de noble. Ce dandy maquillé et parfumé, dont l’unique mérite était le rang qui lui avait été offert à la naissance, allait s’emparer de ce qu’il convoitait juste sous son nez.

Bien évidemment, le principal intéressé n’entrevoyait pas la situation avec une telle netteté. Il n’y avait là pour Jaka qu’une vérité inaltérable, une profonde injustice dont il ne pâtissait qu’en raison du rang – ou plutôt de l’absence de rang – reçu à la naissance. Et à cause de ces pitoyables paysans d’Auckney, qui ignoraient tout de lui et de sa grandeur cachée par la crasse des fermes et des marécages de tourbe.

Éperdu, le jeune homme plongea les mains dans ses épaisses mèches brunes et poussa un soupir d’un poids infini.

 

* * *

 

— Tu as intérêt à te laver des pieds à la tête ; tu ne sais pas ce que voudra voir le seigneur Féringal, plaisanta Tori, alors qu’elle frottait avec un chiffon le dos de sa sœur, roulée en boule comme un chat dans son bain fumant.

Méralda se retourna et aspergea d’eau le visage de Tori, dont les gloussements s’interrompirent net quand elle remarqua l’expression sinistre qu’arborait son aînée.

— Je sais très bien ce que verra le seigneur Féringal, je t’assure, affirma Méralda. S’il veut revoir sa robe, il devra venir la chercher ici.

— Tu te refuserais à lui ?

— Je ne l’embrasserai même pas, martela Méralda, un poing ruisselant levé. S’il essaie seulement, je…

— Tu te comporteras comme une dame, acheva leur père, qui franchit le rideau et entra dans la pièce, avant de s’adresser à Tori. Laisse-nous.

La fillette connaissait suffisamment ce ton pour obéir sans poser de question.

Dohni Ganderlay resta un moment à la porte afin de s’assurer que Tori, toujours curieuse, s’était bien éloignée, puis il s’approcha du bassin et tendit à Méralda une serviette pour qu’elle se sèche. La petite maison dans laquelle ils vivaient ne leur permettait pas le luxe d’être pudiques, aussi Méralda ne fut-elle pas le moins du monde gênée quand elle sortit du bain. Elle s’enveloppa tout de même de la serviette avant de s’asseoir sur un tabouret.

— La tournure prise par les événements ne semble pas te réjouir, dit son père. (La jeune fille pinça les lèvres et se pencha, quelque peu nerveuse, pour plonger la main dans l’eau qui refroidissait.) Tu n’aimes pas le seigneur Féringal ?

— Je ne le connais pas ! rétorqua Méralda. Lui non plus ne me connaît absolument pas !

— Mais il en a envie, fit remarquer Dohni. Tu devrais être extrêmement flattée.

— Accepter ce genre de compliment doit donc revenir à céder à son auteur ? lui répondit sa fille sur un ton mordant. Je ne peux pas avoir le choix ? Le seigneur Féringal a envie de toi, alors va le retrouver, c’est ça ?

Sa nervosité changée en colère, elle éclaboussa involontairement son père, qui réagit avec une violence inattendue, qu’elle devina due à son attitude et non pas au fait d’avoir été mouillé. D’une main puissante, Dohni agrippa le poing de sa fille et le tira en arrière afin de la faire se tourner vers lui.

— Non, lança-t-il avec brusquerie. Tu n’as pas le choix. Féringal est le seigneur d’Auckney, un homme très puissant qui peut nous sortir de la crasse.

— Et si j’ai envie de rester sale ?

— Un homme capable de guérir ta mère.

Dohni n’aurait pas davantage surpris sa fille s’il lui avait décoché un coup de poing en pleine tête. Incrédule, elle regarda l’expression désespérée, presque enragée, apparue sur le visage ordinairement stoïque de son père. Elle eut soudain peur. Très peur.

— Tu n’as pas le choix, répéta-t-il, sa voix volontairement monocorde. Ta mère s’affaiblit chaque jour un peu plus, elle ne verra sans doute pas le prochain printemps. Tu vas donc te rendre chez le seigneur Féringal et te comporter comme une dame. Tu riras à ses plaisanteries et tu le flatteras. Tu agiras ainsi pour ta mère.

Il laissa tomber ces derniers mots d’une voix au goût de défaite. Quand il se leva pour s’en aller, Méralda vit les yeux de son père s’embuer. Alors elle comprit.

Savoir à quel point cette situation était affreuse pour lui l’aida considérablement à se préparer pour la soirée et à faire face à ce tournant apparemment cruel pris par son destin.

 

* * *

 

Le soleil déjà couché, le ciel prenait peu à peu une teinte bleu foncé. Le carrosse passa en contrebas, en direction de la petite maison de Méralda. Celle-ci sortit de chez elle et, malgré la distance, Jaka vit comme elle était belle, semblable à un joyau qui se riait des ténèbres grandissantes.

Son joyau. La juste récompense de sa beauté intérieure et non pas un cadeau acheté par le seigneur gâté d’Auckney.

Il imagina le seigneur Féringal tendre la main, depuis le coche, la toucher et la caresser alors qu’elle s’installait auprès de lui. Cette vision, tant d’injustice, lui donna envie de hurler. Le carrosse, où se trouvait à présent Méralda, reprit la route qui menait au lointain château, exactement comme il l’avait envisagé un peu plus tôt. Jaka ne se serait pas senti plus victime d’un vol si le seigneur Féringal avait plongé la main dans ses poches pour lui dérober jusqu’à sa dernière pièce.

Il resta un long, très long moment avachi sur la colline recouverte de tourbe, se passant sans cesse les mains dans les cheveux et maudissant les injustices de cette vie misérable. Il était si plongé dans ses pensées qu’il fut totalement surpris quand une voix de fillette s’éleva :

— Je savais que tu viendrais ici.

Jaka ouvrit ses yeux humides et vit Tori Ganderlay, qui le dévorait du regard.

— Je le savais, insista-t-elle sur un ton taquin.

— Quoi donc ?

— Tu as entendu parler de l’invitation à dîner reçue par ma sœur et tu as voulu le voir par toi-même. Et tu es encore là, à attendre et à observer.

— Ta sœur ? bafouilla Jaka. Je viens ici tous les soirs.

Tori se tourna vers les habitations, vers sa propre maison, dont on apercevait la lueur du feu.

— Tu espères voir Méralda nue par la fenêtre ? gloussa-t-elle.

— Je viens ici seul, dans l’obscurité, afin d’échapper aux feux et aux lumières, expliqua-t-il d’une voix ferme. Et fuir les personnes assommantes incapables de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— La vérité, répondit mystérieusement le jeune homme, espérant avoir donné un sens profond à ses mots.

— La vérité de quoi ?

— La vérité à propos de la vie.

Tori resta un certain temps les yeux rivés sur Jaka, le visage grimaçant alors qu’elle tentait de décrypter ces paroles.

— Bah ! Je crois plutôt que t’avais surtout envie de voir Méralda nue, dit-elle enfin, avant de repartir en sautillant sur le chemin.

Ne va-t-elle pas se moquer de moi en compagnie de Méralda ? songea-t-il.

Il poussa un de ses éternels soupirs, puis fit demi-tour et prit la direction de champs encore plus sombres, plus haut sur le flanc de la montagne.

— Maudite soit cette vie ! s’écria-t-il, les bras levés vers la pleine lune, qui venait d’apparaître. Qu’elle soit mille fois maudite et que je sois immédiatement libéré de ce corps de mortel ! Quel cruel destin que de vivre pour voir un autre me voler mon bien, alors qu’il ne le mérite pas ! Tout semblant de justice a disparu ! On ne juge les mérites que par l’hérédité ! Oh ! Le seigneur Féringal compte dévorer Méralda ! Maudite soit cette vie, que j’en sois libéré !

Il acheva cette diatribe improvisée en tombant à genoux, son visage larmoyant plongé dans les mains, et resta ainsi prostré un très long moment.

Cet autoapitoiement bientôt remplacé par de la colère, Jaka se redressa et modifia ses dernières paroles, la voix tremblante de rage :

— Tout semblant de justice a disparu ! On ne juge les mérites que par l’hérédité ! (Un sourire apparut alors sur ses traits indéniablement séduisants.) Le maudit Féringal compte dévorer Méralda, mais il n’aura pas sa virginité !

Jaka se releva tant bien que mal et scruta de nouveau la pleine lune.

— Je le jure ! gronda-t-il, avant d’enchaîner sur un ton dramatique. Maudite soit cette vie…

Puis il rentra chez lui.

 

* * *

 

Méralda avait décidé de demeurer stoïque durant cette soirée ; elle répondait poliment aux questions et prenait soin d’éviter de regarder droit dans les yeux dame Priscilla Auck, visiblement mécontente. Elle en était presque venue à apprécier l’intendant Témigast, principalement parce qu’il entretenait la conversation en racontant d’amusantes anecdotes de son passé et du précédent seigneur du château, le père de Féringal. Il avait même mis au point avec elle un système d’alerte pour l’aider à deviner de quelle pièce d’argenterie elle devait se saisir pour les divers plats du dîner.

Bien que peu impressionnée par le jeune seigneur d’Auckney, qui, assis en face d’elle, ne cessait de la dévorer des yeux, Méralda ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller à la vue du festin que les domestiques avaient déposé devant elle. Se régalait-on ainsi tous les jours au château d’Auck, avec du pigeon, du poisson, des pommes de terre et des algues – mets raffinés auxquels elle n’avait encore jamais goûté ?

Après le dîner, le seigneur Féringal insista pour que les convives passent au salon, une agréable pièce carrée dépourvue de fenêtres située au centre du rez-de-chaussée. D’épais murs l’isolaient des vents océaniques glacés et un feu aussi impressionnant qu’un bûcher de village flambait dans la cheminée, ce qui ajoutait encore au confort de l’endroit.

— Peut-être avez-vous encore faim ? dit Priscilla, sur un ton qui n’avait rien de généreux. Je peux demander à une servante d’apporter d’autres plats.

— Oh non, ma dame, répondit Méralda. Je ne peux plus rien avaler.

— C’est vrai que vous avez bien profité du dîner, n’est-ce pas ? ajouta Priscilla, un sourire aussi faux que mielleux peint sur son hideux visage.

Méralda se fit alors la réflexion que le seigneur Féringal était presque charmant, comparé à sa sœur. Presque.

Un domestique fit son entrée, muni d’un plateau recouvert de verres à liqueur remplis d’un liquide brun que la jeune femme ne reconnut pas. Trop effrayée à l’idée de refuser, elle s’empara du verre qui lui fut proposé et, quand Témigast porta un toast, elle le leva et s’octroya une bonne lampée. La sensation de brûlure qui se répandit aussitôt dans sa gorge manqua de peu de l’étouffer.

— On n’avale pas tant de brandy d’un coup ici, lâcha sèchement Priscilla. C’est une habitude de paysan.

Méralda eut soudain envie de se cacher sous l’épais tapis et ne fut guère réconfortée par la grimace du seigneur Féringal.

— C’est surtout normal pour quelqu’un qui n’est pas habitué aux boissons fortes, intervint Témigast, volant au secours de l’invitée. De petites gorgées, ma chère. Vous apprendrez, même si vous n’en arrivez jamais à apprécier cet alcool unique. Je ne m’y suis moi-même toujours pas fait.

Méralda sourit et remercia d’un hochement de tête le vieil homme, ce qui relâcha de nouveau la tension, scène qui devait se reproduire au cours de la soirée. La tête tournant quelque peu, la jeune femme s’éclipsa de la conversation, jusqu’à ne plus tenir compte des remarques acerbes de Priscilla ni des regards fixes du seigneur Féringal. Elle laissa ses pensées dériver, jusqu’à se retrouver aux côtés de Jaka Sculi – dans un champ baigné par le clair de lune, peut-être, ou même dans cette pièce. Comme ce serait merveilleux de profiter de cet épais tapis, cet immense feu et cette boisson revigorante en compagnie de son cher Jaka et non pas de ces affreux Auck.

La voix de Témigast s’infiltra dans la brume où s’était égarée Méralda ; l’intendant rappelait au seigneur Féringal qu’ils avaient promis de reconduire la jeune dame chez elle avant une certaine heure, qui justement approchait.

— Laissez-nous seuls quelques instants, répondit Féringal.

Méralda fit de son mieux pour éviter de paniquer.

— Ce n’est pas convenable, protesta Priscilla, avant de ricaner en direction de la paysanne. Enfin, quel mal y a-t-il à cela, après tout ?

Témigast et Priscilla obtempérèrent donc, l’intendant donnant au passage une tape réconfortante sur l’épaule de Méralda.

— Je vous fais confiance pour agir avec galanterie, seigneur, comme l’exige votre rang, dit-il à Féringal. Il existe peu de femmes aussi belles que dame Méralda de par le monde. (Il adressa un sourire à la jeune femme.) Je vais demander au carrosse de vous attendre devant la porte d’entrée.

Méralda prit conscience que l’intendant était son allié, ce qui était plus que bienvenu.

— Quel merveilleux dîner, n’est-ce pas ? dit le seigneur Féringal, qui ne perdit pas une seconde pour s’installer sur le fauteuil voisin de celui de son invitée.

— Oh ! Oui, seigneur, répondit celle-ci en baissant les yeux.

— Non, non, vous devez m’appeler seigneur Féringal et non pas « seigneur ».

— Oui… seigneur Féringal.

Méralda essayait d’éviter le regard de son hôte, mais ce dernier s’était trop rapproché d’elle. Elle leva donc la tête et le jeune noble eut au moins le mérite de cesser aussitôt de contempler la poitrine de la jeune femme, qu’il regarda droit dans les yeux.

— Je vous ai vue sur la route, expliqua-t-il. Il fallait absolument que je fasse votre connaissance. Je voulais vous revoir. Jamais je n’ai vu plus belle femme.

— Oh… seigneur Féringal, dit-elle, se détournant de nouveau, tandis qu’il s’approchait encore, beaucoup trop, d’après elle.

— Il fallait que je vous revoie, insista-t-il, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure.

Il était cependant si près d’elle que Méralda l’entendit parfaitement et sentit la chaleur de son souffle dans son oreille.

Elle dut fournir un violent effort pour repousser la panique quand Féringal lui caressa doucement la joue du revers de la main. Il lui attrapa ensuite le menton et lui tourna la tête vers lui. Enfin, il l’embrassa, avec douceur dans un premier temps, puis, même si elle fut loin de lui rendre son baiser, avec davantage de fougue, jusqu’à se lever de son siège et se pencher vers elle. Alors que cette étreinte s’intensifiait, Méralda songea à Jaka et à sa mère malade, ce qui l’aida à supporter cette situation, même quand la main du seigneur se posa sur le tissu qui recouvrait sa poitrine.

— Veuillez m’excuser, seigneur Féringal, intervint la voix de Témigast, depuis la porte. (Rougissant légèrement, le jeune homme se redressa.) Le carrosse est prêt. Il est temps pour dame Méralda de rentrer chez elle.

La jeune femme sortit aussitôt de la pièce, presque en courant.

— Je vous inviterai encore ! lui cria le seigneur Féringal. Et bientôt, soyez-en certaine !

Alors que le coche s’engageait sur le pont qui séparait le château d’Auck du continent, Méralda parvint à calmer les battements de son cœur. Bien que consciente d’avoir dû agir ainsi pour sa famille, pour sa mère malade, elle se sentait près de s’évanouir ou de vomir. Comme cela plairait à cette misérable Priscilla d’apprendre qu’une paysanne avait vomi dans ce somptueux carrosse.

Un kilomètre plus loin, écœurée et souffrant de ces machinations, Méralda se pencha par la fenêtre du carrosse.

— Arrêtez ! cria-t-elle au cocher. Je vous en prie, arrêtez-vous !

L’attelage ralentit et la jeune femme bondit hors du véhicule avant même qu’il se soit immobilisé.

— Je dois vous reconduire chez vous, ma dame, dit Liam Portenbois, qui, d’un bond, rejoignit Méralda.

— C’est fait. Je suis presque chez moi.

— Vous avez encore une longue et sombre route à longer, protesta le gnome. L’intendant Témigast me tuera s’il…

— Il n’en saura rien, promit Méralda. Ne vous faites pas de souci pour moi. Je passe par ici tous les soirs, je connais chaque buisson, chaque pierre et chaque habitant entre ici et ma maison.

— Mais…

Méralda l’écarta et, après lui avoir offert un sourire rassurant, s’élança dans l’obscurité.

Le carrosse la suivit un moment puis, manifestement convaincu que cette jeune paysanne était en effet suffisamment familiarisée avec les environs pour ne courir aucun risque, Liam fit demi-tour et lança ses montures au galop.

La nuit était fraîche mais pas froide. Méralda quitta la route et se dirigea vers les champs plongés dans le noir, un peu plus haut sur le flanc de la montagne. Elle espérait y retrouver Jaka, à l’attendre comme convenu, mais l’endroit était désert. Seule dans l’obscurité, elle avait la sensation d’être le seul être vivant en ce monde. Désireuse d’oublier cette soirée, le seigneur Féringal et sa maudite sœur, elle ôta sa robe, ne supportant plus d’être vêtue de tant de luxe. Elle avait dîné chez les nobles et, en dehors de la nourriture et peut-être de cette boisson revigorante, elle n’avait pas été impressionnée. Loin de là.

Ne portant plus que ses sous-vêtements, elle reprit son chemin dans le champ éclairé par la lune, tout d’abord en marchant, puis, alors que l’image de Jaka Sculi effaçait peu à peu la trop récente vision du seigneur Féringal, ses pas se firent plus légers, jusqu’à la faire bondir, voire danser. Elle aperçut une étoile filante et se retourna pour la suivre, puis elle se laissa tomber dans l’herbe douce et sur la terre, tout en riant et en pensant à Jaka.

Elle ignorait qu’elle se trouvait à l’endroit précis où Jaka s’était rendu un peu plus tôt dans la soirée. Là où le jeune homme avait craché ses protestations au visage d’un dieu qui ne l’écoutait pas, crié contre l’injustice qui partout régnait, demandé à la vie de le quitter et juré de dérober la virginité de Méralda, ce uniquement pour s’assurer que le seigneur Féringal n’en profite pas.

L'Épine Dorsale du Monde
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